Donald Trump veut réduire les déficits américains et rétablir la grandeur des États-Unis en réindustrialisant le pays. MAGA ! On le comprend : le déficit commercial américain s’élève en 2024 à 920 milliards, soit 17% de plus qu’en 2023 ! En augmentant les taxes à l’importation, Trump cherche à atteindre trois objectifs simultanés : réduire le déficit commercial, bien sûr, mais aussi favoriser la retour des industries sur le sol américain et augmenter les ressources de l’État fédéral afin de diminuer les impôts. Sur le papier, cette démarche n’est pas illogique. Le principal problème, c’est qu’elle est irréaliste. La politique de Trump représente la tentative désespérée de supprimer cette montagne de dettes sur laquelle est bâtie la prospérité relative des États-Unis. Mais la méthode retenue semble accentuer les contradictions au lieu de contribuer à les résoudre. Car elle repose sur plusieurs erreurs d’analyse, relevées par d’innombrables commentateurs dont je m’inspire pour écrire cette petite synthèse.
1. Erreur d’analyse sur la nature même de la guerre commerciale.
Trump a oublié que la guerre commerciale n’est pas une guerre qui se déroule à court terme, mais une guerre d’usure, et que le gagnant est celui qui a les meilleurs atouts sur le long terme. Les États-Unis sont un pays à revenu élevé qui s’appuie principalement sur les industries de haute technologie. L’une des caractéristiques de ces industries est que le leadership technologique nécessite des investissements substantiels en R&D. Or les bénéfices générés par la R&D sont déterminés par la taille du marché : plus ce marché est important, plus le chiffre d’affaires des entreprises qui ont investi dans la R&D est important. Des deux pays, la Chine et les États-Unis, qui dispose du marché le plus important ? Aujourd’hui, c’est la Chine. Elle a quatre fois plus d’habitants que les États-Unis, et sa population s’enrichit davantage chaque année. Pour prendre un seul exemple, de 2010 à 2023, le salaire moyen urbain en Chine est passé de 36 539 Y à 120 698 Y. Le taux de croissance chinois est deux à trois fois supérieur à celui des États-Unis, et son PIB industriel représentera bientôt quatre fois le PIB industriel américain. Si c’est la taille du marché qui détermine la capacité à réaliser les investissements en R&D indispensables au leadership technologique, alors il est clair que la Chine l’emportera.
2. Erreur d’analyse sur les causes du déclin industriel américain.
Selon l’administration Trump, la concurrence chinoise est la cause de tous les maux. Avec le libre-échange, elle aurait « volé des emplois industriels bien rémunérés » aux États-Unis et précipité leur déclin industriel. Sauf que les États-Unis eux-mêmes ont créé la mondialisation libérale et incité la Chine à y participer, ce qu’elle a fait en adhérant à l’OMC en 2001. Mais l’adhésion de la Chine à l’OMC n’a pas eu d’influence majeure sur le déclin de l’emploi industriel aux États-Unis : ce dernier a simplement poursuivi la tendance à la baisse entamée depuis les années 1950. Comme le souligne l’analyste Arnaud Bertrand, si le déclin industriel n’a rien à voir avec le commerce, prétendre le résoudre par des politiques commerciales n’a vraiment aucun sens.
3. Erreur d’analyse sur la dépendance chinoise aux exportations. Trump a cru qu’il allait mettre la Chine à genoux en lui imposant des barrières tarifaires, parce qu’il est persuadé que l’économie chinoise est dépendante des exportations. Certes, la Chine exporte beaucoup en termes absolus, mais en pourcentage de son PIB, elle dépend de moins en moins des exportations. Ses exportations représentent 19,74% du PIB, contre 29,27% en moyenne mondiale, 47,14% pour l’Allemagne et 44% pour la Corée du Sud. La Chine, elle, n’est plus une économie exportatrice : la contribution de l’excédent commercial au PIB est passée de 9,9% en 2007 à 2,2% en 2024. L’idée selon laquelle des droits de douane appliqués à l’échelle mondiale seraient particulièrement négatifs pour la Chine est donc totalement fausse. Son développement repose pour l’essentiel sur la consolidation de son marché intérieur, c’est-à-dire sur l’élévation constante du niveau de vie des Chinois.
4. Erreur d’analyse sur la part des États-Unis dans le commerce chinois. Trump s’imaginait que les barrières tarifaires allaient provoquer la « panique » chez les Chinois. Pourquoi ? Parce qu’il croyait que le marché américain était essentiel pour l’économie chinoise. Mais c’est faux. Comme l’a expliqué un article du « Quotidien du Peuple », la Chine s’attendait à cette offensive douanière, et elle a préparé sa riposte depuis longtemps. - La Chine a réussi à réduire sa dépendance au marché américain : ses exportations vers les États-Unis sont passées de 19,2% en 2018 à 14,7% en 2024, contre 16,4% pour les pays de l’ASEAN et 47,8% pour les pays de "La Ceinture et la Route". - 85% des entreprises exportatrices chinoises réalisent également des ventes sur le marché intérieur, qui représente 75% de leur chiffre d’affaires. La hausse des tarifs douaniers constitue donc une motivation supplémentaire pour miser sur la croissance de la demande intérieure. - Cette hausse représente aussi une opportunité stratégique pour la Chine : elle justifie son nouveau modèle de développement fondé sur l’autonomie technologique, comme l’attestent les succès déjà remportés dans l’IA ou les robots humanoïdes. - Enfin, elle fait apparaître la Chine comme une grande puissance responsable, par opposition aux États-Unis, dont la politique chaotique perturbe l’économie mondiale. Au total, la part des exportations chinoises vers le marché américain ne représente qu’une très faible part du PIB de la Chine. Les exportations chinoises pèsent 20% du PIB et 65% de ce montant est produit par des entreprises nationales. Sur ce total, 20% sont destinés au marché US. Les exportations des entreprises chinoises vers les USA représentent donc 0,2 x 0,2 x 0,65 = 2,5% du PIB chinois. La Chine résistera d’autant mieux à la guerre commerciale qu’elle exporte de plus en plus vers les pays émergents : ils représentent l’avenir et non le passé. Ajoutons que la structure du commerce bilatéral Chine/USA est favorable à la Chine en cas de suspension des échanges. La Chine, pour ses exportations, a une position inégalée dans les minéraux critiques et les produits technologiques dont le marché américain peut difficilement se passer. A l’inverse, la Chine peut très bien remplacer les importations à faible valeur ajoutée venant des États-Unis, car ce sont principalement des produits agricoles.
5. Erreur d’analyse sur les effets inflationnistes de la guerre commerciale. Lorsqu’ils sont trop élevés, les droits de douane réduisent automatiquement le revenu disponible, car ils constituent une taxe sur les consommateurs comme sur les entreprises. Ils entraînent non seulement une hausse des prix à la vente auprès des ménages, mais aussi une hausse du coût des intrants pour les entreprises. Prenons l’exemple d’une entreprise comme Apple, qui a investi des dizaines de milliards dans le développement de réseaux de fournisseurs couvrant des dizaines de pays. Si elle devait reproduire ces réseaux au plan national, ce programme prendrait au minimum 5 à 10 ans et engendrerait des coûts astronomiques. Face à la hausse des tarifs douaniers, Apple n’a que deux options : soit l’entreprise absorbe le coût additionnel des droits de douane, ce qui impacte gravement sa rentabilité, soit elle le répercute sur les consommateurs par une hausse des prix, rendant ainsi ses produits moins compétitifs. Dans les deux cas, la hausse des tarifs douaniers risque de générer des tensions inflationnistes et de pénaliser l’économie américaine.
6. Erreur d’analyse sur les chaînes d’approvisionnement de l’économie américaine. Goldman Sachs a estimé que les nouveaux droits de douane, s’ils étaient maintenus, coûteraient à la Chine 0,5% de sa croissance du PIB en 2025 avec une économie toujours en croissance de 4%. Pendant ce temps, Goldman Sachs estime à 45% la probabilité d’une récession aux États-Unis suite aux tarifs douaniers, avec une prévision de croissance du PIB de 0,5% pour l’année. Avant la guerre tarifaire, GS prédisait « une autre année solide » de croissance économique pour les États-Unis avec une croissance du PIB de 2,5%. En d’autres termes, Goldman Sachs estime que les droits de douane coûteront à la Chine 0,5% de son PIB et aux États-Unis 2% de son PIB. En fait, cette amputation du PIB américain serait provoquée par une rupture des approvisionnements. Trump affirme que le déclin américain est dû aux importations et que les États-Unis doivent tout fabriquer chez eux. Très bien. Mais 56% des biens importés aux États-Unis sont en fait des intrants manufacturiers dont une grande partie provient de Chine. Si la guerre commerciale suspendait les approvisionnements de l’industrie américaine, il n’en resterait que des miettes.
7. Erreur d’analyse sur la compétition technologique Chine/USA. Donald Trump a officialisé l’interdiction d’exporter vers la Chine les puces d’intelligence artificielle les plus avancées, notamment les H20 de Nvidia et les MI308 d’AMD. Présentée comme une mesure de sécurité nationale, cette décision s’inscrit dans la continuité de la stratégie initiée en 2019 avec la mise sur « liste noire » de Huawei. Objectif : freiner l’ascension technologique chinoise. Mais ces restrictions ont eu l’effet inverse. Elles ont accéléré l’émancipation technologique de la Chine : en six ans, elle a bâti un écosystème souverain, de la puce au logiciel, et de la donnée aux modèles. Huawei conçoit désormais ses propres GPU, SMIC produit l’Ascend 910B à grande échelle, ByteDance déploie ses IA, et les modèles de DeepSeek rivalisent avec les géants américains. Les deux rivaux ont des stratégies antagonistes : les États-Unis défendent un modèle propriétaire, basé sur la rente, la licence et la rareté ; la Chine, elle, opte pour l’open source, la mutualisation et la massification. Là où Washington restreint, Beijing diffuse. L’un verrouille, l’autre industrialise. Résultat : l’innovation chinoise ne ralentit pas, elle s’adapte et enchaîne les succès.
8. Erreur d’analyse sur la fragilité du système financier américain. Le marché le plus vaste et le plus sophistiqué de la dette publique est le marché des obligations américaines. Ces bons du Trésor constituent des actifs sûrs privilégiés par les investisseurs dans un monde où les échanges sont en grande partie facturés en dollars. Lorsque les investisseurs en quête de sécurité face à la volatilité de la Bourse se précipitent vers les bons du Trésor, cela fait grimper leur prix, et on s’attend à ce que les rendements baissent sur l’ensemble du spectre des échéances. C’est le privilège exorbitant associé au statut de monnaie clé mondiale du dollar : la capacité de financer le gouvernement fédéral en émettant des morceaux de papier que le fonctionnement normal du marché oblige les gens à détenir. Le problème, c’est que la politique de Trump a provoqué une vente massive des obligations américaines, notamment par les Japonais, entraînant une hausse spectaculaire des rendements, en particulier sur le bon du Trésor à dix ans, qui a dépassé 4,5%. De plus, cette vente massive de bons du Trésor américain a contribué à un autre développement inattendu : une forte baisse de la valeur du dollar. Or cette baisse n’est pas compatible avec l’effet de change des politiques tarifaires décrit dans les manuels d’économie. Lorsqu’un pays introduit unilatéralement des droits de douane sur les marchandises importées, sa monnaie a tendance à se renforcer. Ce n’est pas le cas : depuis que les « tarifs réciproques » de l’administration Trump ont été annoncés, le dollar a glissé par rapport aux autres grandes devises.
9. Erreur d’analyse sur l’expérience des sanctions occidentales contre la Russie. Curieusement, les droits de douane que Trump a tenté d’imposer à la Chine reproduisent la même erreur que les sanctions contre la Russie. L’argument invoqué en 2022 était le suivant : la Russie est un pays qui survit à peine grâce aux exportations d’hydrocarbures. En lui imposant un embargo, l’Occident ruinera son économie et la contraindra à se retirer d’Ukraine. Mais ce scénario s’est heurté à la réalité. La Russie a davantage vendu de pétrole à d’autres partenaires et trouvé des substituts aux produits importés. Elle a maintenu un taux de croissance respectable, et le rouble ne s’est pas effondré. Les adversaires de la Russie ont voulu ignorer la capacité de résistance d’une économie russe largement sous-estimée. On n’ a pas voulu voir que son PIB industriel en PPA était supérieur à celui de l’Allemagne. Les Occidentaux ont également manqué de perspicacité sur la réaction d’un grand nombre de pays qui ont refusé de se joindre à la croisade anti-russe et se sont abstenus lors des votes à l’assemblée générale de l’ONU. Or la population de ces pays représente la majorité de l’humanité (Chine, Inde, Vietnam, etc.)
10. Erreur d’analyse sur les conditions d’une véritable réindustrialisation. L’unilatéralisme américain dont Trump est aujourd’hui le représentant bute sur une réalité économique fondamentale : on ne décrète pas la réindustrialisation du jour au lendemain. C’est un processus de longue durée, qui nécessite une planification stratégique et des investissements lourds ne dégageant aucune rentabilité immédiate. Seul un système de type socialiste (Chine) ou à forte régulation étatique (France gaullienne) peut faire prévaloir cet impératif national. Les pays actuellement à la pointe de la haute technologie - que ce soit la Chine, l’Allemagne ou la Corée du Sud - y sont parvenus grâce à des investissements durables dans l’éducation, les infrastructures et la R&D. Ajoutons que la Chine n’a pas réussi son développement en fermant la porte aux entreprises étrangères. Elle les a accueillies pour stimuler la concurrence et favoriser les transferts de technologie. Et si BYD surclasse Tesla, ce n’est certainement pas grâce aux droits de douane.
Bruno GUIGUE Source: legrandsoir.info