Pour notre chroniqueur, les propos maladroits du président français révèlent une vision d’un continent monolithique lesté par des défis insondables.
Quelle que soit sa couleur
politique, le locataire de l’Elysée est rarement la personne la mieux placée pour
étaler publiquement ses vues sur l’
Afrique. Surtout quand lesdites vues semblent
épouser les opinions proférées par M. Tout-le-
Monde qui ne dispose pas, lui, on le sait, de l’esprit le plus pénétrant. Et souvent un mot, un seul, peut
provoquer une levée de boucliers et une chaîne de réactions aussi enflammées qu’indignées.
Et le recours aux
médias sociaux peut, à tout moment,
mettre de l’huile sur le feu. Aujourd’hui, un individu disposant d’un ordinateur ou d’un portable connecté peut
déformer un énoncé, le
sortir de son
contexte et le
remettre en circulation sans le moindre contrôle. Cet individu peut
être votre voisin de palier ou l’actuel occupant de la Maison Blanche connu pour son usage infantile et compulsif de
Twitter.
Un repoussoir, un spectre menaçant
Cette fois, c’est un adjectif – « civilisationnel » – qui est à l’origine de la controverse relayée notamment dans la presse de langue anglaise. Il a été prononcé par le nouveau président Emmanuel Macron, samedi 8 juillet, en marge du sommet du G20 de Hambourg.
Replaçons-le dans son contexte. A la question d’un journaliste ivoirien qui demandait davantage d’
aide pour le continent, le président lui a fait cette réponse :
« Le défi de l’Afrique, il est totalement différent. Il est beaucoup plus profond, il est civilisationnel aujourd’hui. Quels sont les problèmes en Afrique ? Les Etats faillis, les transitions démocratiques complexes, la transition démographique qui est, je l’ai rappelé ce matin, l’un des défis essentiels de l’Afrique. Quand des pays ont encore aujourd’hui 7 à 8 enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien. »
Si le constat concernant les Etats faillis et les transitions démocratiques complexes passe comme une lettre à la poste, il faudrait être aveugle pour ne pas l’accepter, force est d’admettre que le reste du propos passe mal sur le fond comme sur la forme.
Le thème de la surpopulation n’est pas une nouveauté. Il traîne dans la quincaillerie depuis les années 1950. On l’agite toujours comme un repoussoir, un spectre menaçant. Dans le champ
politiquefrançais et plus généralement européen travaillé par les discours racistes et xénophobes, ce thème renvoie à un autre qui est sur toutes les lèvres : les migrations.
La prédation coloniale
Evoquer la surpopulation, c’est
convoquer les mouvements migratoires présentés également sur le
mode apocalyptique. La réalité est tout autre. D’abord, si les Africains se déplacent, ils restent pour l’écrasante majorité dans leur périmètre régional. Toutes les données statistiques le confirment. De plus, depuis mon plus jeune âge, j’ai éprouvé cette réalité, je la connais intimement comme beaucoup d’Africains. La République de
Djibouti, qui m’a vu
naître, a accueilli et accueille sur son minuscule territoire un grand nombre de ressortissants transfrontaliers – éthiopiens, somaliens et yéménites. Imaginez le tableau. C’est comme si à l’échelle de la
France, 20 à 25 millions d’étrangers vivaient dans l’Hexagone. On ne verrait pas ça en
Europe !
Pour
clore le chapitre démographique, rappelons enfin que le continent africain, saigné hier par les traites négrières et handicapé par la colonisation, est très vaste et encore largement sous-peuplé. Et point n’est besoin de le
comparer à l’Asie pour s’en
rendre compte.
En lâchant le gros mot de
« civilisationnel », le président français a ravivé la vieille blessure ouverte par
Nicolas Sarkozy en 2007. Pis, il a réintroduit, involontairement ou non, une ligne de démarcation entre l’humanité du Nord qui affronte des enjeux historiques et politiques et l’humanité du Sud lestée par des défis civilisationnels de nature insondable. Pour la première, le destin est à portée de main. Pour la seconde, les choses se présentent autrement. Son destin est capricieux. Ses défis
« différents », « profonds ». Quid de l’
histoire ? Quid des effets conjugués des traites négrières et de l’essor du capitalisme industriel toujours aussi friand des ressources et des corps que le continent produit en si grandes quantités ?
La différence que le président Macron met en scène si brillamment est, en partie, une invention, ou si vous préférez une fiction, que les conquistadors d’hier ne renieraient pas. Drapée sous un manteau prétendument noble – ah, la mission civilisatrice ! – elle a justifié la prédation coloniale. Pour être opérante, cette fiction de l’autre – ici l’Afrique comme masse monolithique – doit être racialisée, sexualisée à outrance, d’où l’allusion au ventre fertile des femmes africaines. De ce faux pas, tirons une leçon. Les défis de la
planète sont d’abord et avant tout relationnels pour
paraphraser Edouard Glissant !
Par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
LE MONDE Le 14.07.2017 à 09h34